dimanche 9 décembre 2012

Journée d'un opritchnik - Vladimir Sorokine



Dans Journée d’un opritchnik, Vladimir Sorokine, enfant terrible de la littérature russe, imagine, dans un récit violent, halluciné et obscène, ce que pourrait être la Russie en 2028.
Près cette lecture, on comprend mieux l’origine des déboires qu’a pu avoir l’auteur avec le pouvoir russe actuel. Sous couvert d’accusions et de procès pour pornographie, ses livres ont provoqué des manifestations de la jeunesse poutinienne qui, pour l’occasion, avaient construit des WC géants afin de mieux y jeter les ouvrages de l’auteur détesté.
Pornographe Sorokine ? Hum … peut-être faut-il y voir autre chose …

Journée d’un opritchnik est un roman original qui s’appuie à la fois sur l’Histoire de la Russie mais aussi sur la science-fiction dans le but de critiquer le pouvoir en place.
Sorokine décrit un hypothétique futur de son pays et probablement celui qu’il craint de voir devenir réalité, un hypothétique futur construit sur un mélange de résurgences du passé et d’éléments futuristes. Ainsi, la technologie et les infrastructures sont celles qu’on pourrait trouver dans un roman de SF ordinaire mais tout ce qui décrit le mode de vie et les institutions politiques et sociales sont fortement inspirées de ce que la Russie a déjà connu.

En 2028, la Russie est dirigée par un Souverain tout puissant à l’image de l’époque tsariste. Son épouse ressemble étrangement à la grande Catherine qui consulte régulièrement une prophétesse. Le Souverain dispose pour l’aider dans sa politique d’une arme redoutable : l’opritchnina, fille de celle qu’avait créée Ivan le terrible. L’opritchnina est une police politique qu’Ivan avait utilisée pour réduire les dissidents et dont il avait fini par perdre le contrôle. Cette forme de police politique en rappelle également une autre créée pour les mêmes raisons sous l’époque soviétique.

Sorokine nous invite donc à suivre le quotidien d’un membre de l’opritchnina. Incendies, viols, exécutions, corruption, flagellations publiques, orgies et débauches sexuelles s’enchaînent au cours de cette journée qui fait froid dans le dos. On est plongé dans une Russie où règnent la violence, la corruption, la restriction des libertés. Une Russie nationaliste qui se protège des occidentaux décadents par une Grande muraille et utilise la religion de façon extrême à des fins de cohésion sociale. Une Russie où le Kremlin et la place Rouge ont été repeints en blanc et où le mausolée de Lénine a été enfin rasé. ( une question qui revient régulièrement dans l’actualité politique russe actuelle).

Dans ce monde de 2028, la Chine est toute puissante et est le centre de production mondiale. Tous les produits alimentaires ou autres sont chinois. Une immense route à plusieurs voies et plusieurs niveaux relie la Chine à l’Europe permettant aux douaniers russes de se servir en taxes au passage.
Voilà ce qui est effrayant dans ce roman, c’est qu’on n’est pas très loin du possible car Sorokine intègre des éléments du passé, donc déjà vécus et susceptibles de se reproduire, et des éléments qui sont d’actualité.

L’opritchnik que le lecteur accompagne tout au long de cette journée cauchemardesque est un être froid dénué de sentiments et qui est complètement endoctriné. Imaginez un Rudolf Hoess psychopathe et vous avez une idée du personnage.
Le style de l’auteur n’est pas très facile dans ce roman car il imagine le langage que pourrait avoir cet opritchnik avec utilisation de vocabulaire spécialisé propre à son époque et sa profession. Ce qui rend certains passages difficilement compréhensibles dans les détails mais qui, en même temps, rend totalement réelle l’immersion du lecteur dans cet autre univers. Le langage est cinglant, chargé de haine.

Certaines scènes sont vraiment dures et immorales, de quoi crier « Au fou ! ». Je me suis demandée parfois si j’étais en train d’assister à un délire halluciné de l’auteur ou s’il était délibérément provocateur.
Une chose est sûre, Sorokine ne fait pas dans la dentelle. C’est un portrait affreusement pessimiste de l’avenir de la Russie qu’il nous brosse.
Ce roman est une claque monumentale à ne pas mettre entre des mains sensibles.

Un petit extrait :

Et toutes les maisons derrière leurs palissades sont robustes, toutes sont gardées par des créatures séditieuses, des salopes capricieuses nées dans le péché, condamnées à être châtiées. Les marmites de l’Etat bouillonnent. Remplies de graisse, de graisse, de la graisse de ceux qui reposent en Dieu, et elle dégoutte et coule dans l’air glacial. La graisse humaine, chauffée, qui déborde d’une marmite en fonte remplie à ras bord, et elle déborde, déborde, déborde. Un torrent de graisse s’écoule sans interruption. Elle se fige dans le froid cruel. Telle une perle. Elle se fige, se fige, se fige comme une belle sculpture. Une sculpture magnifique. Merveilleuse. Incomparable. Sublime. Exquise. La beauté d’une sculpture de graisse est divine, indescriptible. Une graisse d’un rose nacré, tendre, frais.


jeudi 6 décembre 2012

Ravel - Jean Echenoz



Ma toute première lecture d’Echenoz s’avère être une réussite.
J’avais au départ jeté mon dévolu sur Des éclairs ayant pour sujet Nicolas Tesla mais, étant indisponible à la bibliothèque, j’ai du me rabattre sur Ravel, que je connais très peu en dehors du fait qu’il soit le célèbre compositeur auquel on doit le tout aussi célèbre Boléro. Et finalement le hasard a bien fait les choses.

Pourtant là encore, j’ai eu un peu de difficultés au début de ma lecture. Je trouvais le style assez froid bien que fluide et agréable à lire mais les nombreuses considérations vestimentaires et les descriptions détaillées des lieux commençaient à m’agacer.
Et puis la magie a fini par opérer, la curiosité et la facilité de lecture ont fait que je tournais les pages sans même m’en rendre compte au point de me faire regretter que le récit soit aussi court.

Le récit n’est pas, comme on pourrait le croire, une biographie romancée complète de Ravel. Jean Echenoz ne s’attarde que sur les dix dernières années de sa vie. J’ai été un peu déçue en constatant ce fait mais Jean Echenoz a réussi, sur la base de ces dix années, à brosser le portrait de son personnage en faisant entrer le lecteur dans son intimité. On découvre alors un homme assez maniaque et désinvolte. Gare à ceux qui, à l’instar de Toscanini ou Wittgenstein, osent dénaturer ses œuvres.
On assiste alors à la naissance du Boléro, on est témoin du quotidien de Ravel dans son travail, ses tournées, Ravel qui ne peut se passer de ses chaussures fétiches mais qui pourtant les oublie sans cesse, part en voyage avec plus d’une cinquantaine de chemises et tout autant de cravates. Mais malgré ses airs de dandy à la limite de l’égocentrisme, on ne peut que s’attacher à lui. La progressive détérioration de sa santé, bien que Echenoz ne fasse pas dans le sentimentalisme, le rend finalement quand même très touchant.

Finalement, le style de l’auteur s’accorde bien au tempérament du personnage. Ça me rappelle beaucoup le Peste & Choléra de Patrick Deville, ce dernier ayant un style un peu plus poétique mais plus ciselé ce qui le rend plus « difficile » à lire. Néanmoins, un autre point commun aux deux auteurs est cette petite touche d’humour qu’ils insèrent avec parcimonie dans leurs textes.

J’ai donc beaucoup apprécié ma lecture, j’en aurais voulu plus encore mais pour cela il me faudra passer aux autres romans d’Echenoz, ce que je compte bien faire !


mercredi 5 décembre 2012

Blonde - Joyce Carol Oates



Deuxième roman de Joyce Carol Oates à mon actif avec Blonde, roman qui se voudrait biographie romancée de Norma Jeane Baker alias Marilyn Monroe bien que l’auteur prenne la peine de préciser en début d’ouvrage que de nombreux points ne sont dus qu’à son imagination et que son roman ne saurait donc être considéré comme étant une biographie exacte de Norma Jeane.

Comme pour Les Chutes, j’ai retrouvé dans Blonde la plume délicate, précise de Joyce Carol Oates ainsi que son souci de détailler en profondeur la psychologie de ses personnages. Et quand il s’agit de décrire dans ses détails la progressive descente aux enfers de celle qui fut Marilyn, Joyce Carol Oates entraîne son lecteur avec elle.
Bien que le récit se déroule de façon chronologique, Joyce Carol Oates a construit sa narration de façon très variée, alternant les points de vue et les narrateurs tout en modifiant son style et en l’adaptant au personnage. C’est simple, lorsqu’elle faisait parler un homme j’avais réellement l’impression que c’était un homme qui l’avait écrit.
Par cette façon de procéder, le lecteur devient omniscient, il connaît ainsi toutes les pensées de Norma Jeane mais aussi celles de son entourage. Oates nous permet donc de comparer la véritable personnalité de Norma Jeane à l’image qu’ont les autres d’elle. On se rend compte ainsi de l’énorme fossé entre les deux.

A l’image de sa mère atteinte de schizophrénie , Norma Jeane se nourrit de ses différents rôles au cinéma, elle les habite. Mais son rôle le plus important, c’est celui de Marilyn. Lorsque Norma Jeane doit tourner ou se montrer en public, elle se transforme en Marilyn, personnage pourtant très différent de ce que Norma est vraiment. Cet effacement de la personnalité apparaît d’ailleurs dans l’utilisation par l’auteur de qualificatifs pour désigner ses personnages. Norma Jeane est ainsi « L’Actrice Blonde », Arthur Miller n’est que « Le Dramaturge », Di Maggio «  L’Ex-Sportif » etc…

Cette lecture m’a beaucoup touchée. Il faut dire qu’avec 1110 pages, on a le temps de s’attacher aux personnages. Mais il faut reconnaître que Norma Jeane est naturellement attachante. Je l’ai toujours sentie comme une enfant, innocente et naïve (dans le bon sens du terme), timide et mal dans sa peau, perpétuellement en quête d’amour. L’absence de père se ressent énormément dans ses différentes relations amoureuses, elle s’obstine à appeler ses conjoints « papa ». Elle est finalement plus en recherche d’un père protecteur que d’un amant.
Tout ce qu’elle voulait c’était qu’on l’aime mais Hollywood a fait d’elle une « grue » comme ils l’appellent, lui attribuant une réputation de fille facile aux multiples conquêtes, d’une fille idiote juste bonne à montrer ses fesses. C’est là que ça fait mal car le lecteur se rend bien compte que cette image est pure calomnie. Certes Norma Jeane est dans son monde, elle ne fait pas toujours les bons choix et on a parfois du mal à la comprendre mais elle est très loin d’être la blonde stupide que tout le monde imagine.
Le roman raconte donc ce combat entre Norma Jeane et Marilyn où l’une finira par détruire l’autre.

La scène du début du roman où, durant l’enfance de Norma, sa mère s’obstine à vouloir l’emmener sur les collines d’Hollywood alors que ces dernières sont ravagées par un incendie m’a semblée avec le recul assez prémonitoire.

Donc voilà, j’ai adoré ce roman qui m’a bouleversée, je ne regarderai plus les films de Marilyn de la même façon, je n’y verrai plus Marilyn mais Norma Jeane jouant Marylin jouant son rôle.
La fin du roman est très dure, Joyce Carol Oates n’essaie pas d’atténuer quoique ce soit et réveille chez son lecteur un profond sentiment de révolte et d’injustice.

Blonde est un très grand roman, dur mais fort et mené de main de maître encore une fois.

La très belle critique de AnGee ici.