lundi 16 décembre 2013

Le seigneur des porcheries - Tristan Egolf



A tous les malchanceux, à tous les marginaux, les laissés-pour-compte, à tous les montrés du doigt, à tous les boucs-émissaires, toutes les têtes-de-turcs, à toutes les victimes de la bêtise et de la méchanceté humaine, ce livre est pour vous.
« Le temps est venu de tuer le veau gras et d’armer les justes. »

John Kaltenbrunner n’est pas un garçon comme les autres, c’est un solitaire qui vit dans son monde à lui. Intelligent, habile de ses mains et plein de ressources, John aurait pu réussir et aller loin mais c’était sans compter avec les habitants de Baker, la ville où il a grandi et vécu.
John est poursuivi par l’injustice et la stupidité de ses concitoyens mais il n’est pas du genre à se laisser faire. Alors il se révolte mais cela se retourne toujours contre lui. Il finit par écoper d’une peine de travaux forcés loin de chez lui. Sa peine purgée et plein de rancœur, il décide de retourner à Baker et de se venger. Il transforme alors la ville en un véritable « asile d’enfoirés » selon les propres termes du shériff.

Jouissif, jubilatoire, ce roman est une immense partie de plaisir. Je me suis véritablement régalée à suivre les aventures de John racontées par une personne tierce l’ayant côtoyé. Le procédé narratif employé par Tristan Egolf m’a rappelé celui utilisé dans le film « The Big Lebowski ». D’ailleurs, je verrais bien ce roman adapté au cinéma par les frères Coen.

Le portrait social que brosse Tristan Egolf est sans concessions, tout le monde en prend pour son grade, population raciste, habitants consanguins dégénérés, patrons exploiteurs, religieuses professionnelles de l’arnaque et du vol organisé, municipalité et services de police incapables et incompétents.
On entre dans le quotidien des usines d’abattoir aux conditions de travail abjectes ( ça m’a rappelé La Jungle d’Upton Sinclair) et dans celui d’une petite ville de comté à travers laquelle Egolf nous retrace une partie de l’histoire des USA à l’échelle locale.
Quant aux personnages, Tristan Egolf ne s’attarde pas à les décrire en détails. Aucun ne joue véritablement de rôle-clé si ce n’est John. Il reste pourtant un personnage mystérieux, dont on ignore véritablement les pensées et les intentions, ce qui le rend imprévisible, énigmatique. Tristan Egolf ne le dépeint qu’au travers de témoignages dont celui du narrateur qui, finalement, l’a très peu connu, faisant ainsi de son roman le récit d’une légende.

Le style est recherché tout en étant dans le ton, caustique, humoristique, hargneux. On passe tour à tour de l’indignation au fou rire et on ne peut s’empêcher de ressentir une immense satisfaction et jubilation de voir John prendre sa revanche sur tous ceux qui lui ont pourri la vie.

« Il se retourna vers le feu et annonça que, très bien, peut-être accéderait-il à sa demande absurde d’une discussion ouverte, en commençant par le fait qu’elle était la plus hypocrite péripatéticienne coprophile mâtinée de chienne en chaleur qu’il ait eu le malheur de croiser. Jamais, depuis le temps des cabarets clandestins à gin frelaté, aussi cupide maquerelle n’avait foulé les rues de Baker sous le masque d’une citoyenne respectueuse des lois. Elle était une imposture et une imbécile, et elle sous-estimait grossièrement son bon sens. L’entendre, elle, parler des créatures du Seigneur était encore plus écoeurant que l’exploitation éhontée du charpentier et de ses apôtres à laquelle se livrait son marlou prêcheur de révérend. Chacun savait que pour les catholiques Jésus était le fils de Marie, pour les baptistes il était le sauveur, pour les juifs il n’était rien, et pour les méthodistes il était une déduction fiscale. »

Récit sombre , plein de rage, de fougue, Le seigneur des porcheries est une sorte d’anti-conte de fées où tout est moche, dur, dégoûtant, injuste, immoral et sent mauvais. Mais comme le titre l’indique, ça n’empêche pas son héros d’être un grand seigneur.
Une belle grosse claque que ce livre et un personnage qui restera parmi mes préférés.


mercredi 4 décembre 2013

Nouilles froides à Pyongyang - Jean-Luc Coatalem



Ceux qui me suivent connaissent mon intérêt et ma curiosité pour l’expérience communiste et ses dérives. Le cas de la Corée du Nord, exemple extrême encore d’actualité, m’intéresse particulièrement et lorsque j’ai entendu parler de cet ouvrage de Jean-Luc Coatalem, je me suis empressée de me le procurer. Une hâte bien inutile au regard de ce que j’ai pu retirer de cette lecture, c’est-à-dire pas grand chose.

Jean-Luc Coatalem est rédacteur en chef adjoint au magazine GEO. Pour la rédaction d’un article sur la Corée du Nord, il décide de s’embarquer à destination de l’autre pays du matin calme en se faisant passer pour un professionnel du tourisme. Cet ouvrage raconte son séjour, un séjour bien décevant puisque dès le pied posé sur le sol nord-coréen, Jean-Luc Coatalem et son compagnon de voyage sont immédiatement pris en charge par des agents du Parti chargés de les escorter en permanence.

Le séjour est programmé du début à la fin et nos deux voyageurs ne pourront voir que ce qu’on voudra bien leur montrer, et parfois même moyennant des sommes astronomiques. Discours formatés et propagandistes et visites artificielles et orchestrées uniquement à leur attention se suivent et se ressemblent. Le paysage morne, les paysans et villages décrépis et miséreux défilent derrière les vitres de leur voiture. Pas question de s’arrêter et de s’entretenir avec les autochtones. Tout contact avec les occidentaux leur sont interdits sous peine de sérieux ennuis. La recherche d’un minimum de confort est inutile, eau coupée, repas sautés ou, lorsqu’ils ont lieu, frugaux et douteux à l’extrême.
Bref, de l’aveu même de l’auteur, on apprendra rien de plus sur la Corée du Nord que l’on ne sache déjà.

« Et je m’interroge : pourquoi être venu au pays de la nuit noire ? Pour publier un « voyage » de quinze mille signes ? Afin de livrer quelle information sur cette région de frappés qui ne soit pas déjà connue ? A quoi je joue ? A me faire peur ? »

L’intérêt de l’ouvrage résidera donc plus dans les réactions et le comportement des voyageurs. Les tentatives de Jean-Luc Coatalem d’échapper à ses « gardiens » font sourire. « Monsieur Jean » est bien trop turbulent ! Son escapade au musée des Beaux-Arts est même plutôt amusante. En dehors donc des visites convenues et des rares fois où Monsieur Jean tente de se jouer de la surveillance de son escorte, c’est plutôt l’ennui qui règne. Un ennui que nos voyageurs tentent de combler par des moments de lecture que l’auteur nous fait partager. On a donc le droit à un magnifique spoiler intégral du roman Mardi de Melville. Je vous avoue que j’ai failli abandonner ma lecture et que je l’ai poursuivie en diagonale uniquement pour lire les passages relatifs à Mardi.

Pour le reste, la situation politique et économique de la Corée du Nord est brièvement traitée. Forme de l’ouvrage oblige, l’auteur ne nous épargne pas ses commentaires et réflexions. Les Kim en prennent pour leur grade mais le ton bien trop moqueur de l’auteur m’a agacée. Et lorsqu’il ne peut voir de ses yeux, il se permet alors un peu trop de suppositions et spéculations. L’auteur se répète aussi un peu trop souvent et la lecture devient lassante.
A la question « Faut-il rire ou bien pleurer ? » qui clôt l’ouvrage, Jean-Luc Coatalem a choisi le rire, un humour lourd presque nerveux comme pour compenser l’effroi mais qui m’aura plus souvent gênée qu'amusée.

Un compte-rendu de voyage donc tout en subjectivité qui ne vous révélera rien d’extraordinaire sur ce mystérieux pays mais qui donne un aperçu du malaise que peut ressentir un occidental immergé dans ce milieu hostile à l’atmosphère pesante.
En revanche, pour ceux qui ignoreraient encore tout de la situation en Corée du Nord, cet ouvrage serait une excellente introduction.


mercredi 27 novembre 2013

Ainsi résonne l'écho infini des montagnes - Khaled Hosseini



Exercice difficile que de parler du dernier roman de Khaled Hosseini tant il est riche. Une foison de personnages, de lieux, de thèmes caractérisent ce grand roman-puzzle à la construction originale et intelligente.
Ainsi résonne l’écho infini des montagnes nous raconte l’histoire de 3 enfants demi-frères et sœurs séparés très tôt. On suit le destin de chacun tout au long de leur vie mais à travers l’histoire de personnages tiers.
Le roman s’ouvre sur un conte afghan qui annonce les événements à venir. Suivent ensuite 5 parties toutes relatives à l’histoire d’un personnage particulier par le biais duquel Khaled Hosseini nous offre des informations sur nos protagonistes principaux.
C’est donc à l’image de la vie de Pari et Abdallah, deux frères et sœurs très tôt arrachés l’un à l’autre, que Khaled Hosseini construit et ordonne son récit.

« Mais c’est important de connaître tes racines et l’endroit où tu as commencé à exister en tant qu’être humain. Sinon, ta vie paraît irréelle. Pareille à un puzzle. Tu comprends ? Comme si, après avoir raté le début d’une histoire, tu te retrouvais soudain au milieu, à essayer de tout démêler.
  J’imagine que c’est ce que ressent Baba ces jours-ci. Une vie parsemée de trous. Tous les jours une histoire déroutante, un puzzle à reconstituer à grand-peine. »

Donc petit conseil : ne vous attachez pas dès le début aux personnages. C’est l’erreur que j’ai commise influencée par ma lecture récente des Cerfs-volants de Kaboul. Je m’attendais à une narration d’un genre identique où l’on suit un même personnage tout au long du roman. Mais ici Khaled Hosseini a procédé tout autrement.

On voyage ainsi en Afghanistan bien sûr mais aussi aux Etats-Unis, en Inde, en Grèce, en France. Et derrière ce semblant de diversité, les mêmes préoccupations, les mêmes thèmes de réflexion reviennent, abordés tour à tour sous un angle différent.
Tout comme dans Les cerfs-volants de Kaboul, on retrouve le thème des relations fraternelles : de l’attachement avec Abdallah et Pari mais aussi de la jalousie comme l’illustrent les rapports entre Parwana et Masooma ou encore les deux cousins Timur et Idris.
Les rapports enfants-parents sont aussi développés comme avec Adel et son père ou encore Pari et ses parents.

Mais le thème qui m’a le plus marquée est celui du handicap. Qu’il soit causé par accident comme c’est le cas de Masooma et de Thalia ou par la vieillesse et la maladie comme Abdallah et Suleiman, Khaled Hosseini étudie l’impact du handicap sur les mentalités, les comportements humains et montre quelles sont les différentes réactions possibles. Là encore, on se rend compte que quelque soit l’attitude adoptée par les personnages concernés, aucune ligne de conduite ne peut être jugée ou condamnée, qu’ils choisissent le sacrifice comme Nabi et Pari ou la fuite à l’instar de Parwana et Markos.

« Devant la tendresse et la légère panique perceptibles dans ses paroles, j’ai compris que mon père était quelqu’un de blessé, que son amour était aussi vrai, aussi vaste et immuable que le ciel, et aussi que cela pèserait toujours sur moi. C’était le genre d’amour qui tôt ou tard vous obligeait à faire un choix : soit on s’arrachait à lui pour être libre, soit on restait et on supportait sa dureté alors même qu’il cherchait à vous faire entrer de force dans une case trop petite pour vous. »

Ce roman est donc une véritable merveille. Khaled Hosseini m’a vraiment impressionnée. Il démontre tout son talent de conteur, d’observateur des comportements, d’analyste des relations humaines. Là encore, il nous raconte son pays d’origine, les mentalités du peuple afghan et , cette fois, évoque la toute puissance des narco-trafiquants : les nouveaux seigneurs exerçant grâce à leur fortune leur emprise sur les régions rurales du pays.
Il parvient à retranscrire des atmosphères aussi diverses soient-elles, fait passer des émotions, étudie de façon simple mais minutieuse les travers de l’homme et notamment, comme dans Les cerfs-volants de Kaboul, la lâcheté. Les personnages sont nombreux mais, pour tous, leur psychologie est travaillée dans le détail. Il n’y a rien de superflu. En peu de mots, Khaled Hosseini réussit à dire et transmettre beaucoup de choses. Il nous fait entrer dans la tête des personnages, nous fait partager leurs pensées, leur façon de raisonner. Ce qui fait qu'on comprend parfaitement leur comportement et qu'on ne peut les juger.
Il multiplie aussi les procédés narratifs, tantôt narration à la 3ème personne, tantôt à la première, narration épistolaire, extrait d'interviews. Et malgré toute cette variété, le lecteur ne s'y perd jamais car tout est lié, que le lien soit un personnage, un événement, une photo. Les ponts entre chaque récit sont nombreux, logiques. L'ensemble forme un tout cohérent sans aucune fausse note.
Même si les émotions ont été pour moi moins fortes que lors de ma lecture des Cerfs-volants, la construction, la richesse et la maîtrise de ce dernier roman sont remarquables.

J’aurais encore beaucoup de choses à dire, beaucoup d’extraits à présenter mais l’éternelle peur du spoiler me fait m’arrêter ici. Je ne peux que vous conseiller très chaudement la lecture de ce très grand roman. Je suis contente d’avoir encore Mille soleils splendides à lire même si je pense que j’aurai du mal à en retarder davantage la lecture. Khaled Hosseini publie au compte-gouttes et il me faudra m’armer de patience une fois ses trois romans engloutis. Mais comme chacun sait, ce sont les choses les plus rares les plus précieuses.

Un immense merci à Elsa de la société Athomédia et aux éditions Belfond pour leur intérêt, leur confiance et pour m’avoir permis ce sublime voyage autour du monde et dans les tréfonds de l’âme humaine.

La nuit des temps - René Barjavel



4ème de couverture :

Dans l'immense paysage gelé, les membres des Expéditions Polaires françaises font un relevé du relief sous-glaciaire. Un incroyable phénomène se produit : les appareils sondeurs enregistrent un signal. Il y a un émetteur sous la glace... Que vont découvrir les savants et les techniciens venus du monde entier qui creusent la glace à la rencontre du mystère ? La nuit des temps, c'est à la fois un reportage, une épopée mêlant présent et futur, et un grand chant d'amour passionné. Traversant le drame universel comme un trait de feu, le destin d'Elea et de Païkan les emmène vers le grand mythe des amants légendaires.

Mon avis :

Elu dans le cadre de mon club de lecture pour le mois de novembre, je dois avouer que notre choix n’a pas été des plus inspirés, en tout cas en ce qui me concerne.
Comment dire ?
La nuit des temps de Barjavel, c’est un peu le roman qu’aurait pu écrire le fils écrivain né d’une improbable union entre Mickaël Crichton et Barbara Cartland.
Soyons clairs, je n’ai rien contre Mickaël Crichton. Il était d’ailleurs un de mes auteurs de chevet pendant mon adolescence. Ses intrigues sont toujours originales, il y a de l’action, bref j’aimais beaucoup. Mais Mickaël Crichton écrit surtout pour le cinéma. Tous ses romans ( ou quasiment tous) ont été adaptés au cinéma. Et c’est également le cas de La nuit des temps originellement prévu pour être porté à l’écran.

Selon moi, le roman se compose de trois parties :
-         la découverte de l’équipe d’exploration en Antarctique
-         l’histoire d’Eléa et Païkan
-         le réveil du compagnon d’Eléa

L’idée sur laquelle repose l’intrigue n’est pas nouvelle mais suscite toujours l’intérêt et la curiosité, j’ai d’ailleurs englouti la première partie du roman d’une seule traite ( c’est la partie plus « Crichton »). Mais alors ensuite … au secours ! Barbara prend le relais, le roman prend des tournures de roman Harlequin, ça sent la guimauve, les scènes et le style sont niais au possible. J’ai même failli en rester là. C’est un véritable gâchis.

 Un petit extrait pour vous régaler :

« Il délivra l’autre sein et le serra tendrement, puis défit le vêtement de hanches. Sa main coula le long des hanches, le long des cuisses, et toutes les pentes la ramenaient au même point, à la pointe de la courte forêt d’or, à la naissance de la vallée fermée. »

C’est chouette hein ? Je sens que vous aimez ça alors je continue :

« Eléa résistait au désir de s’ouvrir. C’était la dernière fois. Il fallait éterniser chaque impatience et chaque délivrance. Elle s’entrouvrit juste pour laisser la place à la main de se glisser, de chercher, de trouver, à la pointe de la pointe et de la vallée, au confluent de toutes les pentes, protégé, caché, couvert, ah ! … découvert ! Le centre brûlant de ses joies. »

L’émotion ne passe même pas, les personnages sont creux, insipides, l’auteur ne s’attarde que sur leur aspect physique ( et en devient lassant), la psychologie n’est pas détaillée.
Le monde imaginé par Barjavel aurait pu être intéressant mais là encore aucune profondeur. Des questions intéressantes auraient pu être soulevées et susciter la réflexion si elles avaient été bien amenées mais ce n’est pas le cas. Et je ne compte pas non plus le nombre d’incohérences qui parsèment le récit. J’ai une sensation de bâclé, ça fait vraiment pas travaillé.
Bref tout ce qui aurait pu sauver ce livre a été négligé au profit de cette fichue histoire d’amour qui n’a aucun intérêt.

Et puis ça fleure bon les années 60, contestations étudiantes, malaise de la société, libération sexuelle, les vilains occidentaux capitalistes contre les méchants russes communistes, peur de la guerre totale, en résumé un monde «  futuriste » qui sent trop la naphtaline. Ça passe bien chez un Philip K. Dick mais pas chez Barjavel.

Bon peut-être que j’aurais plus adhéré si j’avais lu ce livre il y a 20 ans mais là désolée, ce n’est vraiment plus ma « came ».
A la rigueur, sur le même sujet, peut-être me pencherai-je sur La sphère d’or, roman de l’australien Erle Cox qui aurait inspiré Barjavel ( on parle même de plagiat) et je serai curieuse de voir comment il a traité le sujet.



mercredi 13 novembre 2013

Le Grand Coeur - Jean-Christophe Rufin



J’ai beau avoir fait des études d’histoire, je ne vous cache pas que j’ai encore de grossières lacunes sur quelques points de l’histoire de notre beau pays, quelques zones troubles que je n’ai pas toujours le courage ni la motivation d’éclaircir. Alors quand je tombe sur un roman historique qui se charge de faire une bonne partie du travail pour moi, je saisis l’occasion. Et quand le dit roman est en plus un excellent roman alors je me régale.

Je n’avais encore rien lu de Jean-Christophe Rufin. Le personnage dont il a choisi de faire le sujet de son roman était pour moi assez flou. Je savais que Jacques Cœur avait été un grand marchand de la fin du Moyen-Age et qu’il s’était considérablement enrichi mais mes connaissances s’arrêtaient là.

Jean-Christophe Rufin a su faire de cette biographie romancée une œuvre très documentée qui nous renseigne non seulement sur son sujet principal mais sur toute une période.
Jacques Cœur a vécu sous le règne de Charles VII, nous sommes donc à la fin de la guerre de Cent ans. Le monde féodal, celui des grands princes, des seigneuries, de la chevalerie s’efface pour laisser place aux prémisses du monde moderne et de la Renaissance. Le personnage de Jacques Cœur illustre parfaitement cette transition entre ces deux grandes périodes. Il incarne l’homme nouveau, le bourgeois qui peut s’élever jusqu’aux plus hautes sphères de la société et même du pouvoir par sa seule valeur, sa seule intelligence, son seul travail et non plus grâce à sa naissance et la renommée de sa famille. Il voyage beaucoup et ouvre la France sur le monde grâce au réseau constitué par son entreprise commerciale. C’est de ses voyages qu’il rapporte son goût pour les arts et qu’il introduit la pratique du mécénat. Le palais qu’il fait édifier à Bourges représente parfaitement la liaison architecturale entre Moyen-Age et Renaissance.


Palais de Bourges façade Renaissance 
Palais de Bourges façade médiévale

     











De même, Charles VII annonce ce que sera le roi moderne, entouré de conseillés choisis pour leurs compétences, et de favorites officielles comme le sera Agnès Sorel.

Agnès Sorel par Jean Fouquet

Jean-Christophe Rufin a choisi de présenter son roman sous la forme des Mémoires de Jacques Cœur. Le texte est donc rédigé à la première personne et alterne entre les instants auxquels Jacques écrit et ses souvenirs.

« Je pensais à l’Hadrien des « Mémoires » et je commençai à prendre des notes en vue d’une œuvre de la même inspiration que celle de Marguerite Yourcenar, sans prétendre égaler son génie. »

L’auteur précise bien dans une postface qu’il a rigoureusement respecté les événements de la vie de Jacques Cœur se contentant de romancer la vie privée et intime de Jacques, ses pensées, ses amours …
Le contexte politique, économique, diplomatique est scrupuleusement respecté et comme je l’ai dit très bien décrit et analysé. L’auteur montre bien la place périlleuse de Jacques coincé entre la politique et le commerce, l’un n’étant pas toujours en faveur de l’autre. Mais Jacques a fait les choix nécessaires pour redresser le pays, en faire un royaume riche et unifié, doté d’une armée de métier moderne. Il a consacré sa vie à cette tâche oubliant de vivre pour lui-même.

« Les rêves de jadis avaient porté tant de fruits qu’ils étaient désormais ensevelis sous un quotidien étouffant de papiers et d’audiences. Ce que d’autres enviaient comme un succès était pour moi une servitude. »

«  J’étais un homme de confiance du roi, je contrôlais un immense réseau d’affaires. Et pourtant, je ne cessais d’espérer qu’un jour on me rendrait à moi-même. »

Le lecteur pourrait craindre une lecture monotone mais il n’en est rien. Sentiments, intrigues, suspense, la vie de Jacques a été assez riche et « romanesque » pour que le lecteur dévore ce livre avec avidité.
Je suis sortie de cette lecture très heureuse d’en avoir appris autant surtout lorsque les connaissances passent par une écriture aussi fine, précise et un ton aussi juste qui nous rendent le Grand Cœur attachant et admirable.
Moi qui en plus adore les histoires d’ascension sociale, j’ai été gâtée. Le personnage se prête bien à toute une réflexion sur le pouvoir et la réussite sociale. La conclusion est, comme bien souvent, toujours la même : le pouvoir exige des sacrifices et en premier lieu exige de sacrifier sa liberté.

Charles VII par Jean Fouquet

Jacques Cœur a donc eu un rôle bien plus grand et important que celui qu’on lui laisse dans les manuels scolaires. Jean-Christophe Rufin a voulu effacer la fausse image d’un intrigant parvenu et « dresser un tombeau romanesque » à celui qui a su réaliser ses rêves. Et il y est brillamment parvenu.

Maison natale de Jacques Coeur à Bourges



Un grand merci à Stellade pour cette LC.
L'avis de Stellade et celui de Licorne.

mardi 5 novembre 2013

L'invention de nos vies - Karine Tuil



Nous évoluons dans une société de plus en plus individualiste et matérialiste. Les maîtres mots sont réussite et performance. Pour beaucoup, il s’agit surtout de réussir socialement, se faire une place, une situation. Avoir un bon emploi et un bon salaire. Avoir une belle voiture, une belle maison, les gadgets électroniques dernier cri. Avoir un conjoint, de beaux enfants dont on exige de beaux bulletins scolaires. Et surtout, on aime particulièrement obtenir l’estime et le respect des autres voire même susciter l’envie.
Nous pensons à tort que le bonheur ne s’acquiert que par cette réussite sociale. Partout, à l’école, parmi nos amis et notre famille, tout concourt à nous donner l’obsession de la réussite. Cette pression est d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur notre orgueil et notre vanité.

Dans L’invention de nos vies, Karine Tuil dénonce cette pression permanente et les possibles dérives d’un système qui pousse à la compétition, au formatage et au déni de soi. Elle aborde le sujet sous divers aspects à travers plusieurs personnages aux parcours très différents.

Samir Tahar est issu de l’immigration, il est musulman et son horizon se limite aux cités mal famées. C’est pourtant un brillant étudiant qui a obtenu d’excellents diplômes. Malheureusement ses recherches d’emploi restent vaines. Jusqu’au jour où il postule en ayant modifié son prénom. Le recruteur le prend alors pour un membre de la communauté juive. Samir ne relève pas le malentendu. Pour crédibiliser son appartenance à la religion juive, il s’invente une nouvelle vie. Toute sa carrière, sa vie privée reposeront alors sur une vaste mystification.
Samuel Baron est issu de la bourgeoisie juive. Tout va bien pour lui jusqu’à ce qu’il apprenne qu’il a été adopté. Il s’éloigne de ses parents, rencontre Nina dont il est fou amoureux puis Samir avec lequel il se lie d’amitié. Samuel semble avoir un destin tout tracé par ses origines aisées, il rêve de devenir un grand écrivain mais la perte de ses parents et la trahison de Nina l’entraînent au fond du gouffre.
Nina est une jeune femme libre et indépendante. Toute sa vie est basée sur ce qui semble être son unique atout : sa beauté. Elle sera la pomme de discorde entre Samir et Samuel faisant alors éclater le trio d’amis.

Autour de ces trois figures centrales du roman gravitent d’autres personnages secondaires et des figurants. Tous participent à la réflexion proposée par l’auteur.

Les femmes, représentées essentiellement par Nina, la mère et la femme de Samir sont toutes esclaves de quelque chose :
- Nina de sa beauté,
- la mère de Samir des hommes en se dévouant toute sa vie à répondre aux moindres désirs de son mari, puis de son amant et enfin de ses enfants,
- Ruth de la fortune familiale et de l’honneur , elle a vécu enfermée dans sa bulle, ultra-protégée par son richissime paternel et par sa communauté.

Samir et François, son demi-frère, ont tous les deux répondu à leur façon à la même rage et au même désespoir. Ils se sont sentis inférieurs et donc méprisés du fait de leurs origines ethniques, religieuses et sociales. Samir a choisi de mentir sur son identité, François trouvera une autre voie. Mais chaque chemin aura la même issue.

Chaque personnage rencontré fait aussi l’objet d’une note de bas de page en rapport avec ce qu’il rêvait de devenir.

L’invention de nos vies est un roman admirablement bien construit et bien pensé. Le style de Karine Tuil est puissant, percutant, on ressent la colère de ses personnages. Les successions d’énumération donne un effet de mitraillage ( de balles ou flashs des paparazzis …). Le lecteur est sous le feu, est happé dans cette histoire et n’en ressort plus. Les pages défilent à toute vitesse, on est avide de savoir ce qu’il advient de Samir l’arriviste, Samuel le paumé, Nina la légère.
A travers le personnage de Samuel, Karine Tuil s’interroge aussi sur le sens et l’objectif de la littérature, sur ce qu’est un écrivain.

J’avais très peur au début que tout le roman tourne autour du triangle amoureux formé par Samir, Samuel et Nina mais Karine Tuil nous emmène bien au-delà. Elle brosse un tableau féroce mais assez réaliste de notre société variant les genres et les protagonistes. Ce roman s’adresse à tout le monde, toutes les classes sociales, toutes les confessions religieuses. Karine Tuil illustre parfaitement bien les sentiments de chaque groupe, sentiment de déconsidération, d’injustice, de crainte. Elle montre combien la France échoue à faire vivre ensemble de façon harmonieuse l’ensemble de sa population.

A travers Pierre Lévy, mon personnage préféré, Karine Tuil se fait la voix de la raison, de l’espoir et de l’optimisme. Elle nous invite à briser nos chaînes, à prendre du recul par rapport à ce que la société exige de nous, à lui porter un regard différent, à ne pas s’enfermer dans des schémas de pensée que l’on s’imagine immuables.
En même temps, elle s’interroge sur ce qui fait notre identité, l’importance de connaître ses origines, sa famille, le besoin de se sentir accepté, de faire partie d’une communauté et d’y avoir sa place.

Le seul reproche qu’on pourrait lui faire c’est d’avoir choisi des cas extrêmes tombant ainsi dans le cliché et la généralisation. Toutes les cités ne sont pas des coupe-gorges et des repères de trafiquants, on ressent trop le clivage musulmans pauvres d’un côté, juifs aisés de l’autre. La réalité est bien plus contrastée. Cependant, il faut reconnaître que son choix se prête bien à la démonstration puisqu’il correspond à l’image que se font la plupart des gens de notre société et à celle que véhiculent les médias.

Bref, c’est un roman très riche, une belle réussite. elle m’aura régalée avec ce roman digne des grands romans sociaux américains. Il s’en dégage beaucoup de puissance avec des thèmes très travaillés et qui m’intéressent particulièrement.
Bref, j’ai adoré et je pense sincèrement que Karine Tuil aurait mérité, elle aussi, le prix Goncourt. En tout cas, je vous en conseille fortement la lecture.


vendredi 1 novembre 2013

Les cerfs-volants de Kaboul - Khaled Hosseini



On suit Amir, fils d’un homme d’affaires aisé de Kaboul. Amir est assez introverti, son principal compagnon de jeu est Hassan, le fils du domestique. Mais Hassan est issu du peuple hazara haï par les pachtounes qui ont tout fait pour purger le pays de cette ethnie. Du fait de sa condition, Hassan est analphabète et Amir profite de sa position de force dans ses rapports avec le petit garçon. Il faut dire que le père d’Amir semble éprouver plus d’affection pour Hassan que pour son propre fils. Afin d’obtenir l’estime et l’amour de son père, Amir va jusqu’à commettre un acte honteux qui le hantera toute sa vie jusqu’à ce que, une fois adulte et exilé en Amérique, l’occasion lui soit donnée de se racheter. Amir retourne en Afghanistan et constate l’effroyable métamorphose qu’a subie son pays d’origine à présent sous la coupe des talibans.

Quel magnifique roman ! Certes, le style est assez simple mais l’histoire qu’il raconte est tellement émouvante que j’en ai pleuré. Il retrace particulièrement bien l’histoire contemporaine de l’Afghanistan et offre le point de vue d’un afghan ayant vécu les événements. C’est particulièrement intéressant et bouleversant.

Kaboul en 1970

C’est aussi un joli conte avec pour thème principal le rachat de ses fautes mais aussi la culpabilité et les rapports père-fils.
J’avais très peur au début d’avoir affaire à un énième pamphlet anti-islam mais pas du tout. L’auteur a su rester objectif et a su traiter de la progressive évolution de Amir sur le chemin de la Foi sans écarter d’autres points de vue comme l’illustre la figure du père de Amir. Il a également montré que les talibans n’étaient que des hypocrites qui, sous couvert de l’islam, ne recherchaient que le pouvoir.
On apprend donc beaucoup sur l’Afghanistan, comment les événements tragiques que ce pays a connu ont été vécus, mais aussi sur les mœurs et les traditions des afghans.

J’ai aussi visionné l’adaptation ciné et je me suis alors rendue compte à quel point Khaled Hosseini avait bien construit ses personnages et son intrigue. En utilisant la première personne du singulier, il nous fait partager les pensées de Amir. Et c’est ce qui fait cruellement défaut au film, on a souvent l’impression de passer du coq à l’âne et qu’il manque des informations  en particulier au sujet des relations entre Amir et Hassan et entre Amir et son père.



L’évolution de la psychologie des personnages est bien plus visible et détaillée dans le livre. C’est un roman très bien maîtrisé de bout en bout, une petite merveille.
Je suis donc enchantée par ma lecture et je prévois très bientôt de lire Mille soleils splendides qu’on m’a beaucoup vanté.


mercredi 30 octobre 2013

Des éclairs - Jean Echenoz



Le voilà enfin ce récit d’Echenoz que je voulais tant lire il y a quelques temps, j’avais du me rabattre sur Ravel, Des éclairs étant indisponible à la bibliothèque.
J’ai été très contente de retrouver la plume pleine d’humour de Jean Echenoz. Il retrace ici la vie de ce génial inventeur qu’était Nicolas Tesla. Un bien bel hommage pour cet homme encore trop méconnu et surtout décrié. Alors ? Inventeur de génie ou simple savant fou ? Jean Echenoz ne tranche pas, il expose en toute objectivité ( sauf pour les pigeons …) les différents aspects de la vie et de la personnalité de Tesla. Difficile de se faire une opinion arrêtée sur ce personnage ambigu mais si intéressant.
On y retrouve l’essentiel de la vie de Tesla : ses débuts avec Edison, la compétition les opposant sur le courant continu et alternatif, l’origine de l’invention de la chaise électrique, la célébrité de Tesla, les controverses sur certaines de ses idées et inventions, le fait qu’il s’est fait voler bon nombre de ses projets. Jean Echenoz met ainsi en lumière sa principale caractéristique : Tesla avait des tas d’intuitions mais qu’il n’a jamais exploitées jusqu’au bout ni concrétisées ( ce que d’autres feront à sa place s’appropriant tout le mérite). On assiste ensuite à sa graduelle déconsidération, il n’est plus pris au sérieux et perd peu à peu la confiance de tous. Il finit ses jours dans la misère.
Je sais que Des éclairs fait partie avec Ravel d’une trilogie et je me demandais si Jean Echenoz avait fait exprès de choisir des personnalités quasi-similaires car Ravel et Tesla avaient apparemment bien des points communs : introvertis voire asociaux et surtout complètement maniaques.
Toujours est-il que j’ai adoré cette lecture. Jean Echenoz a tout à fait la plume qu’il convient pour traiter de ce genre de sujet.

mardi 29 octobre 2013

Moon Palace - Paul Auster



4ème de couverture :

Marco Stanley Fogg : le nom même de son héros place ce roman sous le signe de l'exploration et du voyage. Et c'est bien une odyssée qui nous est offerte, dans la tradition des Mille et Une Nuits comme du grand  roman américain ; un parcours fertile en paysages fantastiques, personnages hors du commun, tribulations multiples. Mais tout voyage est aussi une quête intérieure et initiatique. Sous l'abondance des lieux et des couleurs, le vrai périple de Marco Stanley Fogg est une recherche de l'identité, une exploration de la solitude et de l'incomplétude universelles.

Mon avis :

Comment se retrouver en un clin d’œil du centre de Manhattan en plein désert de l’Arizona ? Eh bien en lisant Moon Palace.

En voilà une belle surprise que ce roman de mon auteur chouchou. Après La trilogie New-Yorkaise, je ne m’attendais pas à apprécier autant, si ce n’est plus, un autre de ses romans. Le Voyage d’Anna Blume m’avait un peu déçue car Auster y sort du schéma pour lequel je l’adore ( balader son lecteur par le bout du nez et le frustrer à mort ) et je craignais que le reste de sa bibliographie soit de la même veine. C’est un peu le cas mais étonnamment cette fois-ci ça m’a plu énormément !

Dans ce roman, Auster nous fait voyager dans le temps et l’espace. Le ton est donné d’entrée avec le nom qu’il a choisi pour son personnage principal : Marco ( comme Marco Polo) Stanley ( le célèbre explorateur qui a retrouvé Livingstone) et Fogg ( le héros de Jules Verne).
Ici encore, on a droit au procédé fétiche de l’auteur : le récit dans le récit. Je me demande même si je n’ai pas préféré le récit emboîté à la trame générale…
Le texte est truffé de références à la culture américaine, détails historiques et géographiques, autant dire que ce roman est 100 % US . On y croise même Nicolas Tesla et quelques aperçus de sa vie, ce qui m’a décidée à lire le récit que lui a consacré Jean Echenoz avec Des éclairs.

Marco Stanley Fogg est un orphelin élevé par son oncle. Sa vie est marquée par la solitude. Petit à petit Marco ne croit plus en rien et se laisse aller. L’amour d’une jeune femme le sort du trou et le met sur le chemin d’un curieux vieil homme au caractère difficile. Cette rencontre bouleverse sa vie.
J’ai trouvé cette histoire très touchante, les personnages très intéressants, surtout le vieil Effing, agaçant et attendrissant à la fois. Je déplore seulement que Paul Auster n’ait pas suffisamment marqué par le style le changement de narrateur. En effet, lorsque Effing raconte ses Mémoires ( ce qui constitue le récit emboîté), on a toujours l’impression que c’est Marco qui parle. Le ton est le même et c’est dommage car les personnalités sont assez tranchées.
Néanmoins, on retrouve bien les thèmes chers à Auster : la quête d’identité, l’errance, la solitude, la perte des êtres chers, la dépossession. Il met à nouveau en œuvre les caractéristiques qui ont fait son style : éléments biographiques, récits emboîtés, étude des hasards de la vie et du destin, clins d’œil à ses précédents romans ( ici notamment au Voyage d’Anna Blume ).

Une bien belle lecture donc parmi les rares lectures de ces derniers temps. Mais rassurez-vous, je vais bientôt reprendre mon rythme ( enfin je l’espère !). J’ai quelques chroniques à écrire aussi, j’ai notamment lu Camus, Ferrari, Garcia Marquez, Maalouf, Hosseini et donc Echenoz dont je parlais plus haut.
Pardonnez-moi aussi si je me fais rare sur vos blogs mais là aussi je vais tenter de bientôt reprendre mes bonnes habitudes.
Bonnes lectures à tous !

vendredi 6 septembre 2013

Spartacus - Arthur Koestler



« Nous vivons au siècle des révolutions avortées » c’est le constat d’un avocat romain au 1er siècle avant JC. L’empire romain connaît alors une grande période de désordre politique, économique et social. C’est dans ce climat troublé que Spartacus va entraîner avec lui gladiateurs et esclaves dans une révolte qui aura fait trembler Rome.
Cependant le Spartacus d’Arthur Koestler n’est pas un banal roman historique bourré d’actions et d’aventure. Il se veut plutôt une analyse et une réflexion sur le processus de la révolution, son mécanisme et tente d’expliquer pourquoi toute révolte semble être vouée à l’échec.
Bien entendu, le soulèvement opéré par Spartacus est pour Koestler un exemple de base autour duquel il construit son argumentation mais le propos s’applique de façon plus générale. S’agissant de Koestler, on pense notamment au cas de la Russie d’autant plus que Koestler profite de la légende de la Cité du soleil pour aborder le sujet du communisme et de son utopique mise en œuvre.

La démonstration est menée avec habileté. Arthur Koestler met d’abord en scène un simple fonctionnaire de l’Etat romain, un greffier de province ambitieux qui cherche les honneurs et à gravir les échelons après de nombreuses années de bons et loyaux services. Il se fait témoin extérieur des événements mais pourtant constitue à lui seul l’exemple même du citoyen moyen condamné à la médiocrité. Par le cas de ce greffier, Koestler permet une généralisation du type même du candidat à la révolte mais qui se résigne à son état.

« Car, aux débuts du monde, les dieux ont privé les hommes de la joie sereine et leur ont enseigné qu’ils devaient obéir aux interdictions et renoncer à leurs désirs. Et ce don de la résignation, qui rend l’homme différent des autres créatures, est si bien devenu chez lui une deuxième nature qu’il en use comme d’une arme contre ses semblables, d’un moyen infaillible d’oppression.
La nécessité de se résigner, de renoncer s’est, depuis les origines, si profondément ancrée dans les hommes qu’ils ne tiennent plus pour noble que l’enthousiasme de l’abnégation. Peut-être ainsi expliquera-t-on que l’humanité s’ouvre tous les jours à l’enthousiasme qui puise ses sucs dans la mort et qu’elle reste sourde à l’enthousiasme de la vie. »

Spartacus, lui, ne se résigne pas et veut recouvrer sa liberté, il refuse que sa vie soit vouée à servir de divertissement aux « maîtres romains ». Il rejette sa condition d’homme asservi courbant l’échine. Dans un premier temps, nombreux sont ceux qui le suivent. Puis la désillusion et le découragement plus que les tentatives de matage des forces romaines ont raison du mouvement. Nombreux le désertent et retournent chez leurs anciens maîtres.
Pourquoi la révolte s’essouffle-t-elle et se saborde-t-elle elle-même ?

« Il y a deux forces agissantes : le désir de changement et la volonté de conservation. Celui qui part reste attaché par les liens du souvenir, celui qui reste s’abandonne à la nostalgie. De tout temps les hommes se sont assis sur des ruines et ont gémi … »

Koestler pointe alors du doigt la frilosité de l’homme face à l’incertitude du changement. Par sa nature, il préfère un état qui lui est défavorable mais qu’il connaît à une possible meilleure situation dont il ignore tous les tenants et toutes les difficultés qu’il lui faudra affronter pour y parvenir. On sait ce qu’on perd mais on ne sait pas ce qu’on trouve.
Autre raison invoquée par l’auteur : l’étroitesse de la conception que se fait la masse de la liberté :

« Pour l’homme moderne, la liberté ne signifie qu’une chose : ne plus être obligé de travailler. »

Et Koestler d’expliquer par la bouche de Crassus comment Spartacus aurait du s’y prendre. A cette occasion le discours de Crassus n’est d’ailleurs pas sans rappeler les valeurs stakhanovistes prônées sous le régime stalinien :

« Si réellement vous aviez voulu des solutions sérieuses, vous auriez dû prêcher une nouvelle religion élevant le travail au rang d’un culte. Vous auriez proclamé que la sueur du travailleur était un liquide sacré ; que c’est uniquement dans le labeur et la souffrance, dans le maniement de la pelle, du pic ou des rames que s’affirme la noblesse de l’homme, tandis que la douce oisiveté et la contemplation philosophique sont méprisables et condamnables. »

Bref, Arthur Koestler analyse de nombreux éléments, s’arrête aussi sur l’importance du meneur de la révolte, sur son attitude et la mentalité qu’il se doit d’avoir. Il retrace le schéma type du déroulement d’une révolte incluant les querelles de partis au sein du mouvement, la scission etc… Il fait intervenir de nombreux protagonistes d’horizons différents : l’homme de religion, le philosophe, le militaire, le simple citoyen, le magistrat... Le contexte politique, économique et social est minutieusement étudié. Koestler prend d’ailleurs la peine d’écrire une postface dans laquelle il raconte la genèse du roman, son contexte d’écriture et dans laquelle il souligne l’importance qu’il a accordé à la rigueur historique dans tous les détails ( jusqu’aux descriptions vestimentaires).

Spartacus est à l’image du Zéro et l’infini, un roman d’une grande richesse où la réflexion et l’interrogation est constante. Toutefois, j’ai trouvé la première moitié assez longuette et parfois maladroite au niveau du style ( ou de la traduction ?) mais la deuxième moitié redresse la barre et compense largement tant elle pousse au questionnement. Le sujet m’intéressant particulièrement, je ne vous cache pas qu’encore une fois je suis comblée par ma lecture.

Arthur Koestler est décidément un auteur qui me plaît de plus en plus. J’ai repéré à la bibliothèque La lie de la terre ( roman autobiographique dans laquelle il relate son expérience du camp) mais aussi une biographie d’Arthur Koestler par Michel Laval, je vais donc m’empresser de les emprunter !



jeudi 5 septembre 2013

Karoo - Steve Tesich



J’espère vraiment que le phénomène de la liseuse et des e-books ne mettront pas un terme au livre papier. Comment aurais-je pu flasher sur Karoo sans accroche visuelle ? Son design épuré, naturel, tout en simplicité a tout de suite attiré mon attention parmi toutes les autres couvertures ternes ou trop colorées et souvent peu séduisantes.
Une belle couverture couleur sable en relief, du papier d’une douceur rare, bref un très bel objet très agréable au toucher, bravo aux éditions Monsieur Toussaint Louverture.
Le petit truc en plus, sur la toute dernière page : la liste des caractéristiques matérielles du livre, type de matériaux employés, type de police d’imprimerie, les dimensions :

« L’ouvrage ne mesure que 140 mm de largeur sur 195 mm de hauteur. Pourtant, la chute qu’il raconte est vertigineuse. »

Et voilà comment on achève de convaincre la lectrice que je suis de rentrer chez elle le livre en main.

Saul Karoo travaille dans l’industrie du cinéma. Son rôle est de réécrire des scénarios peu convaincants et de transformer des navets en chefs d’œuvre. Sa renommée dans le milieu n’est plus à faire, il est riche, reconnu, tout semble aller pour le mieux.
Mais Saul Karoo n’est pas ce qu’on pourrait appeler un modèle de vertu. Séparé de sa femme qu’il a trompé à de nombreuses reprises, il évite soigneusement tout contact avec son fils, ne cesse de boire, ment comme un arracheur de dents et, disons le franchement, se comporte comme un gros porc.
Jusqu’au jour où il est atteint d’un phénomène curieux : Karoo ne parvient plus à atteindre l’ivresse. Il a beau picoler comme un trou, il reste sobre. C’est toutefois grâce à cette curieuse maladie qu’il va enfin prendre conscience de son comportement odieux. Il va alors décider de se racheter une conduite, d’obtenir le pardon de ceux qui finalement comptent pour lui. Mais le destin lui refusera la rédemption et lui préférera le châtiment.

Gros coup de cœur pour ce sublime roman d’un auteur malheureusement disparu.
Pourtant je ne cache pas que je commençais à trouver la première partie un peu longue. On y fait la connaissance de Saul, de son entourage, de sa vie, de sa mentalité. Le récit, effectué à la première personne, nous permet d’accéder à ses pensées les plus intimes. Saul nous fait part de ses réflexions sur la société dans laquelle il évolue et se fait aussi son propre critique non sans humour. Saul est un personnage très cynique, il ne semble pas avoir de scrupules et prend tout à la légère. Mais Steve Tesich le fait évoluer subtilement vers la prise de conscience.
D’après les critiques que j’ai lues, beaucoup de lecteurs ont de loin préféré cette partie au reste du roman qu’ils ont trouvé plus fade. Je ne suis pas du tout de cet avis. J’ai adoré la suite du récit et son progressif glissement vers le tragique. On sent qu’il va se passer quelque chose de dramatique. J’ai essayé de deviner où l’auteur voulait m’emmener mais il a vraiment réussi à me surprendre. J’ai fini par prendre Saul en pitié, il m’a vraiment fait mal au cœur. Et lorsque le châtiment survient, l’auteur bascule de la première personne à la troisième. J’ai ressenti ça comme une distanciation punitive, une façon de symboliser le rejet de Saul, de le repousser encore plus mais aussi une manière de montrer qu’il n’est plus celui qu’il était.
Ce roman souligne à quel point les gens ont le pardon difficile et à quel point il est compliqué de faire oublier ses erreurs passées. On peut corriger un scénario de film très facilement mais lorsqu’il s’agit de la vie d’une famille il en va tout autrement.

Steve Tesich était un auteur vraiment talentueux, son texte est très bien écrit, habilement mené, bourré de réflexions intelligentes mais aussi d’humour. Une réussite complète.
Le texte original date pourtant de 1996. La France aura du attendre 2012 pour enfin le découvrir. Un autre roman de Steve Tesich semble prévu pour 2014. Je l’attends avec impatience.
En tout cas, un grand merci et encore un grand bravo aux éditions Monsieur Toussaint Louverture pour nous avoir permis de découvrir un auteur de talent.


samedi 24 août 2013

La Horde du Contrevent - Alain Damasio



Je me souviens de mon enthousiasme à suivre l’incroyable épopée d’Ouroz dans Les cavaliers de Joseph Kessel et je me demandais si j’allais retrouver un jour cet engouement, cette sensation de liberté et d’aventure humaine à couper le souffle. Eh bien oui, je les ai retrouvés et là où je ne m’y attendais pas du tout.

J’ai longtemps traîné des pieds avant de me lancer dans La Horde, le résumé ne m’attirait pas particulièrement, des échos de lecteurs pointant la monotonie du récit, les références philosophiques et la difficulté du texte m’avaient assez refroidie. J’avais donc peur de m’ennuyer, peur de me sentir encore idiote ( pourtant la philo ça m’intéresse hein mais j’ai toujours cette impression que les philosophes ne veulent pas que je les comprenne ). Bref, quand un ami livraddictien ( qui se reconnaîtra) m’a fortement encouragée à m’y mettre, je m’y suis mise oui, mais un peu à reculons. Ça tombe bien me direz-vous vu que les pages sont numérotées à rebours.

Et me voilà donc plongée au cœur de la Horde, en plein furvent. Je suis perdue, y a plein de gens autour de moi, je n’arrive pas à savoir qui est qui, qui parle à qui. Je ne comprends pas ce qu’ils disent non plus, ils utilisent des termes qui ne font pas partie de notre vocabulaire. C’est hard mais je m’accroche. Faut faire bloc qu’ils disent alors je fais bloc et j’attends que ça passe. Au bout d’une centaine de pages, je commence à prendre mes repères. Chaque membre de la Horde a un symbole et une fonction précise, j’ai repéré les plus importants, ceux qui semblent être les meneurs. Y a un drôle de trublion aussi, Caracole qu’il s’appelle, il manie le verbe comme moi mes doigts sur le clavier, il y a Sov aussi, le scribe, un romantique celui-là. Coriolis, la bombasse du groupe ( faut toujours qu’il y en ait une, c’est pénible …) et puis plein d’autres aussi. Certains sont plus en retrait, d’autres prennent de l’importance au fur et à mesure. Mais celui qui m’impressionne le plus, c’est Golgoth, la tête brûlée, il avance avec ses jambes mais avec ses tripes aussi, une vraie force de la nature et un vrai mental de guerrier. Un bourin disent certains, ils sont méchants. Golgoth, il en a bavé dans son enfance, on peut lui pardonner.

Je commence à me sentir bien avec eux. A bord du navire Fréole, tout s’accélère. Je sens que mes compagnons de galère sont inquiets. Il se trame quelque chose. Ça n’augure rien de bon pour la suite. En tout cas, je me sens adoptée par mes camarades, leurs soucis deviennent les miens, leur quête devient la mienne. Moi aussi, je veux savoir d’où vient le vent qui balaie ce monde inlassablement, je veux savoir ce qu’il y a en Extrême-Amont.
Me voilà définitivement au cœur de l’aventure. Et quelle aventure mes aïeux ! J’en prends plein les mirettes et j’en bave sévère. Les épreuves s’accumulent, les obstacles s’amoncellent mais on fait bloc, toujours, et on avance quoiqu’il arrive.

Je suis arrivée au bout de ma lecture épuisée et terriblement triste de devoir quitter ceux qui sont devenus ma famille, ceux avec qui j’ai vécu une aventure aussi forte que je ne trouve pas les mots pour la décrire. Alain Damasio m’a complètement bluffée. Quel talent ! On sent que cet homme sait écrire et qu’il n’écrit pas n’importe comment, que tout est calculé, réfléchi, anticipé, un peu comme Erg au combat. Néologismes, jeux de mots et cette fabuleuse joute verbale sont là pour montrer qu’Alain Damasio fait de l’écriture un véritable Art.
Il met en scène 23 personnages, en leur donnant chacun leurs propres caractéristiques. Comme je le disais, certains sont plus effacés, ça peut se comprendre car c’est un travail de fourmi. Mais les plus présents sont dépeints en profondeur. Comme ils prennent la parole chacun leur tour, on vit l’aventure à travers eux, on entre dans leur tête, dans leurs pensées. On est au cœur de la Horde.
Il a construit un univers entier, avec son vocabulaire, ses codes, ses légendes, ses us et coutumes, son organisation sociale. Quelle richesse ! Et cette nature omniprésente, une véritable ode aux éléments et à leur force. Ça m’a beaucoup fait penser à Man VS Wild ( j’adore cette émission et Bear aurait eu toute sa place au sein de la Horde ^^). L’homme est si peu de chose, si faible.

Alors oui, j’en ai bavé parfois. Certains passages sont (trop ?) pointus, j’ai parfois eu l’impression de lire un précis de mécanique des fluides ou de théorie du chaos. Malgré mes connaissances dans le domaine, j’ai rien compris mais peu importe. Pareil pour la philo. Il y a des références paraît-il. Je n’ai reconnu que celle aux 3 métamorphoses de Nietzsche ( je n’y ai d’ailleurs toujours rien compris, quand je vous dis que je suis nulle en philo…). Pour les autres, difficile de reconnaître ce qu’on ne connaît pas. Donc comme je le disais, peu importe. Je me suis essentiellement concentrée sur la quête qui est un peu notre quête à tous. Peu importe l’objectif à atteindre, c’est le parcours nous y menant qui compte, les épreuves que l’on traverse, qui nous font grandir et devenir petit à petit l’individu que nous sommes. La Horde c’est aussi l’illustration de l’adage « l’union fait la force », la solidarité prévaut, on avance ensemble car seul, on est mort.
Il y a tant à retirer de cette lecture et j’ai bien conscience d’être passée à côté d’un tas de choses. Ça me fera une très bonne raison de relire ce roman exceptionnel plus tard, et je sais d’avance que je serai très heureuse de retrouver mes chers hordeux.

Quant à vous lecteur qui n’avez pas encore succombé, ne faites pas comme moi, n’attendez pas inutilement. Attachez votre harnais, faites bloc et pack !

vendredi 23 août 2013

Cristallisation secrète - Yoko Ogawa



4ème de couverture :

L'île où se déroule cette histoire est depuis toujours soumise à un étrange phénomène : les choses et les êtres semblent promis à une sorte d'effacement diaboliquement orchestré. Quand un matin les oiseaux disparaissent à jamais, la jeune narratrice de ce livre ne s'épanche pas sur cet événement dramatique, le souvenir du chant d'un oiseau s'est évanoui tout comme celui de l'émotion que provoquaient en elle la beauté d'une fleur, la délicatesse d'un parfum, la mort d'un être cher. Après les animaux, les roses, les photographies, les calendriers et les livres, les humains semblent touchés : une partie de leur corps va les abandonner.
En ces lieux demeurent pourtant de singuliers personnages. Habités de souvenirs, en proie à la nostalgie, ces êtres sont en danger. Traqués par les chasseurs de mémoires, ils font l'objet de rafles terrifiantes...
Un magnifique roman, angoissant, kafkaïen. Une subtile métaphore des régimes totalitaires, à travers laquelle Yoko Ogawa explore les ravages de la peur et ceux de l'insidieux phénomène d'effacement des images, des souvenirs, qui peut conduire à accepter le pire.

Mon avis :

Je ne lis pas souvent des auteurs japonais, je ne sais pas pourquoi mais la littérature nippone ne m’attire pas particulièrement. C’est à l’occasion d’une lecture commune que je me suis penchée sur ce roman de Yoko Ogawa, le résumé me plaisait et puis … dès que je vois les mots « régime totalitaire » je suis obligatoirement intéressée.
Bizarrement, je n’ai pas vu dans ce roman qu’une métaphore de régime totalitaire, j’ai trouvé que le message allait au-delà.
En effet, le régime mis en place et les phénomènes d’effacement qui touchent cette île inconnue participent à la progressive perte d’identité de tous les habitants. D’ailleurs les personnages ne sont jamais nommés, ils sont distingués soit par leur initiale (« R »), soit par d’autres moyens ( « le grand-père », « l’ex-chapelier » …). Les lieux aussi sont inconnus, nous sommes sur une île mais aucune autre indication géographique n’est donnée. Aucune indication de temps également. On se doute de la similitude avec le Japon ( par la mention d’autres îles à proximité, par le tsunami) mais on reste avec cette impression d’être dans un univers parallèle, dans une autre dimension.

Au fur et à mesure des disparitions, la mémoire des habitants de l’île s’efface, ils oublient l’objet disparu et tout ce qui s’y rattache. Parfois, les conséquences sont anodines mais lorsque les romans disparaissent et avec eux l’usage de l’écriture puis de l’expression, lorsque les membres même du corps humain sont oubliés de leur possesseur, la perte d’identité, l’effacement de l’individu deviennent entiers.

Le parallèle avec les régimes totalitaires que l’on connaît et leur mode de fonctionnement est évident. Police secrète, des dissidents traqués, la méfiance et la peur de la délation, une économie qui s’effondre, la faim, le marché noir, un système qui s’autodétruit, le contrôle des individus et la résignation de ces derniers.

Mais en même temps, ce roman est une belle réflexion sur ce qui est le fondement de notre identité, sur l’importance de nos souvenirs sur ce que nous sommes. Yoko Ogawa montre à merveille les dégâts que peuvent causer la perte de la mémoire, transformant une personne en une autre … étrangère. Les proches des malades atteints de la maladie d’Alzheimer et de toute forme d’amnésie en savent quelque chose.

La narratrice étant écrivain, Cristallisation secrète est aussi un roman dans le roman. Cette deuxième histoire est même encore plus perturbante que l’intrigue principale. Toujours en exploitant le thème de la disparition, elle montre les effets pervers qui peuvent en découler.

Le tout est assez bien mené même si on repère quelques incohérences et si l’univers créé par l’auteur est un peu bancal. On ne peut s’empêcher de se poser des questions d’ordre « pratique » que l’auteur a laissé complètement de côté.
Mais l’idée était assez originale et n’était pas très évidente à traiter. Yoko Ogawa a su habilement mêler l’onirique et l’angoissant. On ressent à la fois toute la poésie du texte et toute l’atmosphère lourde et malsaine relative à la situation.

Pas un coup de cœur mais une belle lecture riche en réflexion que je recommande.

jeudi 15 août 2013

Nulle part dans la maison de mon père - Assia Djebar



Difficile de trouver son identité lorsqu’on est écartelé entre deux cultures. On connaît dans notre société actuelle les difficultés identitaires des jeunes issus de l’immigration considérés comme étrangers sur leur propre sol natal, et considérés comme français dans le pays d’origine de leurs parents. Comment trouver sa place dans un tel cas de figure ? Alors que pourtant la double culture devrait être une force et une richesse, elle devient finalement un handicap et un motif de rejet.

Dans ce roman d’Assia Djebar, son dernier jusqu’à maintenant, l’auteur nous retrace ses souvenirs. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une autobiographie mais plutôt d’une somme de moments qui ont marqué son enfance et son adolescence. Roman très intimiste donc dans lequel j’ai cru voir le pendant algérien du problème identitaire de cette génération dont j’ai parlé en introduction.
Nous sommes sous l’Algérie coloniale, peu avant la guerre. Fatima ( véritable prénom de l’auteur) est fille d’instituteur. A ce titre, elle est en rapport étroit avec la population européenne. Elle fréquente l’école des maîtres français, joue avec les enfants des colons. A la maison, on parle essentiellement la langue française. Malgré ça, l’empreinte de la tradition s’exprime à travers sa famille, les femmes voilées qu’elle croise dans la rue et au hammam, sa mère qui porte le haik ce grand voile blanc dont se couvraient les algériennes de l’époque. Mais c’est surtout le caractère rigoriste de son père qui la marquera le plus et un événement en particulier. Alors qu’elle essayait, en compagnie d’un petit garçon européen, d’apprendre à faire du vélo, son père la surprend et la fait rentrer sur le champ. Il lui reproche alors sévèrement d’avoir montré ses cuisses. Fatima n’avait que 6 ans …

A partir de cet instant, l’insouciance d’une petite fille fait place à la crainte et à l’incompréhension. Pourtant le père de Fatima n’est pas si strict et traditionnel que ça. Elle peut sortir sans le voile, elle peut porter des jupes. Elle peut se rendre à son internat sans chaperon. En revanche, pas question de se vêtir d’une robe laissant les épaules et le dos dénudés. Fatima ne comprend pas pourquoi ces françaises peuvent ainsi se promener en toute liberté, sans surveillance et en tenue légère et que les algériennes soient, elles, emprisonnées dans leurs voiles et dans leurs maisons. Pourquoi les algériens respectent ces mêmes françaises mais insultent l’algérienne qui ose se tenir comme elles ?
Fatima ne supporte pas cette injustice. Petit à petit, elle transgresse, fréquente des garçons en cachette, la crainte dans le cœur («  Si mon père le sait, je me tue »), une crainte telle qu’elle va jusqu’à commettre un acte désespéré.

Cette contradiction entre deux cultures, entre deux statuts de la femme, va marquer durablement Assia Djebar et imprégnera toute son œuvre.

J’ai beaucoup apprécié cette lecture.
- Par cette image qu’elle donne de la vie quotidienne sous l’Algérie coloniale du point de vue d’une petite fille puis d’une ado, bref à un âge où on se construit, où ce qui nous entoure forge notre personnalité.
- Par le style très travaillé de l’auteur. Un style plein de mouvement et de rythme, tout en variations tantôt lent tantôt puissant. Un style qui joue aussi avec les sonorités. J’ai vraiment été charmée par la plume d’Assia Djebar.

Roman catharsis, roman thérapie, Nulle part dans la maison de mon père est le témoignage d’une enfance passée dans la contradiction et l’affrontement entre deux tendances qui s’opposent et se déchirent. Ce roman est aussi l’expression d’un mal être, d’un étouffement dont les responsables sont des hommes, le père d’abord, figure omniprésente, puis le futur mari. On sent leur ombre planer tout au long de la lecture à l’image de cette société patriarcale qui laisse si peu de place à la femme. Un roman qui éclaire l’œuvre de l’auteur et sa prise de position dans le combat des femmes pour l’égalité. C’était d’ailleurs ce fait qui m’avait tenue à l’écart des romans d’Assia Djebar mais cette lecture m’aura fait comprendre l’origine de ces idées.


vendredi 9 août 2013

Les mystères d'Udolphe - Ann Radcliffe

L’auteur : Ann Radcliffe ( 1764-1823)
Ann Radcliffe est une des pionnières du roman gothique. La plupart de ses romans mettent en scène des jeunes filles innocentes confrontées à des hommes tyranniques à la vie douteuse, les scènes se déroulent principalement dans de sombres châteaux. L’œuvre d’Ann Radcliffe a connu un grand succès au sein de l’aristocratie et de la bourgeoisie britanniques. Elle a eu de nombreux imitateurs et de grands écrivains la comptent parmi leurs références. On peut citer Balzac, Dostoïevski, Jane Austen, Victor Hugo, Eugène Sue et bien d’autres…

L’œuvre : Les mystères d’Udolphe écrit en 1794 est considéré comme le chef d’œuvre d’Ann Radcliffe et comme le roman typique du genre gothique.




Mon avis :

Je ne sais plus du tout pourquoi j’ai voulu lire ce livre. Je m’étais même inscrite à une lecture commune ( que je n’ai pas honorée dans les délais impartis ) mais impossible de me rappeler ce qui m’avait motivée à le faire. Ce n’est pas une critique trouvée sur la toile, et je vous arrête tout de suite, ce n’est pas non plus à cause du roman de Jane Austen dont je n’avais pas entendu parler jusque-là. Toujours est-il que me voilà avec ce bon gros pavé entre les mains et une légère appréhension car avant de commencer à en tourner les pages, j’ai lu en diagonale 2-3 avis par-ci par-là qui n’étaient pas très encourageants.
Ayant surmonté mes craintes et avalé les quelques 900 pages, je peux maintenant me féliciter de cette lecture venue d’on ne sait où et qui m’a vraiment enthousiasmée.
Tout ce que je savais de l’histoire avant d’entamer ma lecture était qu’il s’agissait d’une jeune fille et d’un château « hanté ». Je n’en attendais donc rien de particulier et je pense que c’est ce qui fait qu’on apprécie le roman ou non à la fin.

Ma première crainte était l’ennui. Nombre de lecteurs ont déploré le manque d’action et la présence de grosses longueurs.

          J’avoue … Les 200 premières pages sont très longues et j’ai du m’accrocher. On a l’impression de piétiner, qu’il ne se passe rien, on attend un événement qui ne vient pas. Et pourtant, Ann Radcliffe tisse lentement sa toile, met en place ses personnages, prépare son intrigue. Quelques interrogations sont soulevées et les premiers mystères s’installent tout doucement, trop doucement pour donner un effet de suspense il est vrai. Néanmoins ces 200 premières pages sont nécessaires et indispensables à la suite du récit. Le lecteur mémorise quelques curiosités afin de savoir si l’auteur n’oubliera pas d’y revenir par la suite.

         
J’avoue… Il y a beaucoup de descriptions. Ce qui fera obligatoirement soupirer d’ennui ceux qui ne supportent pas qu’on puisse s’attarder pendant dix lignes sur la beauté d’un coucher de soleil dardant ses derniers rayons sur des sommets enneigés. Ann Radcliffe appréciait beaucoup la peinture et ses descriptions sont à l’image de cette passion. Pour ma part, je les ai trouvées magnifiques, j’en ai pris plein les yeux. Ann Radcliffe a un style très poétique qui donne un charme fou à ces paysages sauvages qu’elle dépeint si précisément. Il faut souligner que la nature est omniprésente dans le récit ( ce qui est caractéristique du genre gothique), les paysages ont toute leur place et ils sont extrêmement variés. Le lecteur voyage ainsi parmi les versants abrupts des Pyrénées, porte son regard sur la plaine de la Garonne, traverse les Alpes, vogue à bord des gondoles de Venise et s’achemine péniblement à travers les forêts des Apennins vers le triste et lugubre château d’Udolphe. Les descriptions dans ce roman participent donc par leur puissance d’évocation à l’ambiance du récit, forêts sombres et sinistres, gouffres béants et précipices, éclairs illuminant les remparts délabrés d’un vieux château gothique. Pour ma part, je me suis régalée.

       
Passé les 200 premières ( et longues) pages, Emilie fait son entrée au château d’Udolphe. A partir de cet instant, Les mystères d’Udolphe s’est transformé pour moi en véritable page-turner, je n’arrivais plus à lâcher mon livre, n’allant me coucher le soir que lorsque mes yeux n’en pouvaient plus. Le côté mystérieux prend de l’ampleur, Ann Radcliffe insère plusieurs éléments propres à créer un climat d’angoisse. Habitués des thrillers, serials-killers, romans d’horreur en tout genre, ne vous attendez pas à retrouver vos frayeurs habituelles, on en est très loin !Notre société actuelle qui ne cache plus rien de l’horreur dont est capable l’être humain a tendance à rendre le lecteur un peu trop blasé et trop exigeant.
Il faut bien avoir à l’esprit que Les mystères d’Udolphe a été écrit au XVIII ème siècle et qu’Ann Radcliffe a placé son action au XVI ème siècle, les sensibilités étaient alors fort différentes et on s’émouvait de peu. Néanmoins, ceux qui comme moi, restent bon public et frissonnent rien qu’à l’idée de se retrouver seul en pleine nuit dans une vieille bâtisse, théâtre d’événements inhabituels, devraient trouver leur bonheur. D’autant plus que le suspense est entretenu tout du long.

Quelle est donc cette forme humaine qui se promène la nuit sur les remparts ? Qu’est-ce qui se cache derrière le voile noir et qui fait trembler Emilie d’épouvante ? Qui est réellement celui qui la retient prisonnière et qu’attend-t-il d’elle ? Pourquoi des personnes disparaissent alors qu’elles passaient la nuit dans la chambre de la marquise, chambre condamnée depuis 20 ans ? Les questions s’accumulent et petit à petit les réponses viennent.  Ces réponses pourront surprendre voire en décevoir quelques-uns. En ce qui me concerne, j’ai beaucoup apprécié ces dénouements même si certains peuvent prêter à sourire ( non pas par le ridicule mais par l’humour ) et d’autres peuvent être jugés comme relevant de la facilité. J’ai trouvé que tout était cohérent, tout se tient et s’explique et surtout Ann Radcliffe n’a rien oublié. On obtient la solution à tous les mystères et bien que j’ai pu avoir parfois la puce à l’oreille, elle aura réussi à me berner quelques fois.

Quant aux personnages, on trouve du bon et du moins bon. Ce qui revient souvent dans les critiques concerne surtout l’héroïne Emilie de Saint-Aubert.

          J’avoue … Emilie pleurniche et se pâme à quasiment toutes les pages ce qui a le don d’exaspérer au début et puis … on s’habitue. Que les lectrices amatrices des héroïnes modernes fortes, féministes, blindées à toute épreuve et qui en remontrent aux machos passent leur chemin ou fassent preuve d’indulgence car Emilie n’est point de celles-là. Emilie a été élevée à l’abri du grand-monde et de ses vices. L’éducation de son père en a fait une jeune fille innocente ne connaissant que la bonté d’âme. Son aventure dans le roman fera son apprentissage et sera son rite de passage dans le monde adulte. Son parcours lui donnera plusieurs fois l’occasion de tomber dans le vice et dans les tourments des passions. Le thème de la chute est d’ailleurs répercuté dans les descriptions par les nombreuses mentions de précipices que les personnages devront traverser ou longer périlleusement, d’escaliers menant à de sombres caves ou souterrains, à des tombes et des caveaux.

          L’omniprésence de l’obscurité symbolisant le vice cherche à mettre en valeur cette quête de la lumière qui délivre des tourments. Emilie est prisonnière dans ce château comme elle est prisonnière de ses passions. Celui qu’elle aime, Valancourt, s’approchera, aussi, bien près de la chute. D’autres personnages en sont également l’illustration flagrante, notamment à travers les femmes, certaines ayant chuté par opposition à d’autres ayant su rester vertueuses. La romance pourra donc paraître un peu mièvre et niaise mais elle a une portée symbolique.
          Les mystères d’Udolphe est un roman d’apprentissage, il était destiné aux jeunes filles de bonne famille afin qu’elles en tirent un enseignement qui nous paraîtra peut-être bien naïf à nous autres du XXI ème siècle mais qui entrait pleinement dans l’instruction des jeunes demoiselles de la haute société à l’époque. Jeunes demoiselles souvent contraintes à des mariages d’intérêt à l’encontre de leurs sentiments et à mener une vie qu’elles auraient souhaiter autre. Roman à morale donc ( un peu comme les fables de La Fontaine) puisque Ann Radcliffe nous précise en guise de conclusion :

« Puisse-t-il du moins avoir été utile de démontrer que le vice peut quelque fois affliger la vertu ; mais que son pouvoir est passager, et son châtiment certain ! Tandis que la vertu froissée par l’injustice, mais appuyée sur la patience, triomphe enfin de l’infortune.
Et si la faible main qui a tracé cette histoire a pu, par ses tableaux, soulager un moment la tristesse de l’affligé, par sa morale consolante si elle a pu lui apprendre à en supporter le fardeau, ses humbles efforts n’auront pas été vains, et l’auteur aura reçu sa récompense. »

Roman magnifique donc à la plume délicieuse et toute en finesse, Les mystères d’Udolphe m’aura beaucoup surprise et m’aura totalement charmée par sa force d’évocation, j’y étais vraiment. Je le conseille vivement mais évitez absolument de lire la préface en premier, elle est truffée de spoilers qui vous gâcheront toute la lecture. En revanche, post-lecture elle s’avère très instructive.

Les avis de : Claudialucia (avec une intéressante mise en parallèle avec Northanger Abbey de Jane Austen) , Nathalie, Cléanthe




J'ai bouclé le programme que je m'étais fait pour le challenge de Brize mais peut-être qu'il y aura encore un bon pavé avant la clôture du challenge. Je ne sais pas encore lequel mais ce n'est pas le choix qui manque !

dimanche 28 juillet 2013

Les Démons ( Les Possédés) - Fédor Dostoïevski



J’avais renoncé à rédiger un avis sur Crime et châtiment. Je ne me sentais pas du tout de taille à parler d’un monument pareil et d’autres l’ont fait beaucoup mieux que je n’aurais pu le faire.
Mais voilà que la question s’est reposée après ma lecture des Démons. Et j’ai décidé de quand même en parler parce qu’il est beaucoup moins lu que son illustre petit frère alors que pourtant je l’ai trouvé bien supérieur.

Néanmoins, c’était pas gagné. La première moitié du roman m’a semblée longue et je n’avais aucune idée de où Dostoïevski voulait m’emmener. Il faut dire que je n’avais pas lu de résumé avant et que je n’avais donc aucune idée de quoi ça parlerait. Donc pendant cette première moitié, impossible de déceler une véritable intrigue. Oh si, il y a bien ce personnage au comportement très étrange, Stavroguine mais Dostoïevski ne nous révèle rien. Certains dialogues entre les personnages sont très obscurs car ils s’entretiennent d’un sujet dont on ignore tout. Dostoïevski nous laisse sur la touche, on ronge son frein, on se pose plein de questions et on continue d’avancer parce que, non vraiment, on veut savoir ce qu’ils manigancent tous.

Peu à peu, on comprend bien que ça complote, qu’il s’agit de politique, de révolution. L’occasion pour Dostoïevski de faire part de ses inquiétudes quant à ces idées nouvelles qui circulent en Russie : athéisme, socialisme, fouriérisme, nihilisme.  Chaque personnage représentant plus ou moins une de ces tendances, Les Démons est donc une véritable analyse politico-sociale de la Russie du XIXème siècle, une Russie qui commence peu à peu les réformes, subissant l’influence de l’extérieur, une Russie qui se cherche et représente donc un terrain propice à l’émergence d’un nouveau système.
Dostoïevski est alors très surprenant puisqu’il va jusqu’à prévoir ce qu’il adviendra réellement après les révolutions de 1917 nous montrant par là à quel point ses inquiétudes étaient justifiées.

Plus on avance dans la lecture, plus l’atmosphère s’alourdit. Les personnages s’embourbent tous dans des situations difficiles puis les évènements se déclenchent et s’enchaînent. Coups d’éclat, actes de malveillance, assassinats, on est pris dans le tourbillon et on assiste impuissant à la descente en enfer de tous les personnages. Pas un seul n’en sortira indemne. On est très loin de l’issue optimiste de Crime et châtiment.
Les personnages des Démons sont tous très fouillés avec mention particulière pour Stavroguine dont la fameuse confession ( qui avait été censurée à l’époque) est à glacer le sang mais aussi Piotr Stepanovitch le personnage le plus exécrable qu’il m’ait été donné de rencontrer au cours d’une lecture. D’ailleurs, on retient souvent Stavroguine comme personnage emblématique des Démons mais pour ma part c’est Piotr qui m’a le plus marquée. Manipulateur sans aucun scrupule, sans aucune morale, il est le type même du fanatique prêt à tout pour ses idées.

Après donc une première moitié où Dostoïevski prend bien le temps de mettre en place ses personnages et ses intrigues, tout finit par s’enchaîner à une vitesse folle dans la seconde moitié et c’est un vrai régal.
J’ai vraiment beaucoup aimé Les Démons, bien plus encore que Crime et châtiment. Je l’ai trouvé plus approfondi, plus riche en réflexions, avec des personnages encore plus forts et plus extrêmes, bref Dostoïevski va beaucoup plus loin dans ce roman qui pour moi est un véritable chef d’œuvre.


lundi 22 juillet 2013

Pulp - Charles Bukowski



Louis-Ferdinand Céline n’est pas mort, il fréquente assidûment une librairie de Los Angeles et semble ne pas avoir vieilli d’un pouce. Pour réparer ce couac du destin, la Grande Faucheuse en personne engage Nick Belane le détective le plus looser de tous les temps. Là dessus, un homme le charge également de retrouver le Moineau Ecarlate. Vous n’avez aucune idée de ce que c’est ? Nick Belane non plus. En parallèle, le voilà également recruté par un mari jaloux afin de prendre sa femme en flagrant délit d’adultère. Mais Nick Belane est le meilleur, il réussira à débarquer en plein milieu des ébats de l’épouse volage avec … son mari… Vous trouvez que ça fait beaucoup ? Eh bien ce n’est pas fini. Ajoutez à ça une inquiétante histoire de monstres venus de l’espace pour prendre possession de notre si belle planète.

Déjanté, loufoque, complètement barré, voilà ce qu’est Pulp, dernier roman du grand Buck. Mais attention, ne vous attendez pas à de la grande aventure. Le résumé est alléchant mais ça reste du Bukowski. Et comme il le dit lui-même, Pulp n’est qu’une parodie de roman policier qu’il dédie à la littérature de gare. C’est tout dire. En conséquence, les péripéties de notre détective en or ne sont pas le plus intéressant.
Ecrit alors qu’il était très malade et se savait condamné, Pulp reflète l’état d’esprit dans lequel se trouvait Bukowski à cette époque de sa vie. L’ombre de la mort si proche plane sur tout le roman et Buck porte un regard d’ensemble acéré sur le sens de la vie. En résultent de nombreux passages assez pessimistes mais pourtant plein de lucidité.

« L’homme est né pour mourir. Impossible de nier l’évidence. On se rattache à tout ce qui passe et on attend. On attend le dernier métro. On attend une paire de gros nibards dans une chambre d’hôtel, une nuit d’août à Las Vegas. On attend que les poules aient des dents. On attend que le soleil baise la lune. Et en attendant, on se raccroche à n’importe quoi. »

« Quelle invention diabolique que les dents ! On s'en sert pour manger. Manger et remanger. Nous sommes vraiment des êtres répugnants, programmés pour nous épuiser, notre vie durant, à accomplir de sordides petites tâches. Se remplir le ventre et lâcher des pets, nous gratter l'échine et nous souhaiter de joyeuses fêtes avec le sourire de circonstance. »

«Depuis le seuil, je jetai un œil sur le club-house. Juste une belle brochette de vieux friqués. Comment avaient-ils fait ? Et de combien d’ailleurs avons-nous besoin ? Car, finalement, toute cette thune, on en fait quoi ? Tous, nous allons casser notre pipe, et néanmoins la plupart d’entre nous s’esquintent la santé à grappiller deux, trois biffetons de plus. Un jeu de débiles. Pouvoir encore enfiler ses chaussures chaque matin que Dieu fait, n’est-ce pas la plus grande des victoires ? »

Bref, on y retrouve bien la patte Bukowski et les éléments qui ont fait son univers, alcool, femmes, mais aussi la littérature avec quelques clins d’œil à ses auteurs préférés comme Fante et bien sûr Céline.
Voilà, 3ème roman que je lis de cet auteur et il m’a encore surprise et conquise.


dimanche 21 juillet 2013

Le ravin - Nivaria Tejera



Nivaria Tejera nous offre un bien joli texte nous décrivant le quotidien d’une famille des îles Canaries pendant la guerre d’Espagne, quotidien vu à travers le regard d’une petite fille, nous faisant part de ses inquiétudes, de ses angoisses, de ses interrogations face aux événements qui viennent bouleverser son petit monde.
Petit à petit, la guerre s’immisce dans cette famille, son père est arrêté puis relâché. L’angoisse qu’il soit à nouveau repris tenaille la petite fille. Et le jour tant craint arrive, la famille n’a plus aucune ressource, la faim et la misère s’installe. Et au-dessus de tout ceci plane l’image effrayante de ce ravin, celui dans lequel on jette les corps des prisonniers exécutés.

Le récit est très touchant, toute en finesse, la plume de Nivaria Tejera est très délicate et poétique mais peut-être un peu trop.
Certains passages m’ont en effet beaucoup gênée, l’auteur part dans des délires qui m’ont vraiment laissée perplexe. J’ai eu beau relire ces passages plusieurs fois, me disant que je ne comprenais rien à la poésie, mais c’est resté vraiment obscur et hermétique pour moi. C’est dommage car ces passages m’ont un peu gâché l’impression d’ensemble. Surtout qu’ils sont censés exprimer les pensées de cette petite fille. Les enfants ont de l’imagination certes mais là ça me paraissait vraiment trop.

« Le ravin a une sentinelle qui éteint tous les yeux. Comme elle ne les arrose pas, ils se dessèchent, papa. Les chouettes, en passant, ne t’ont-elles pas ébloui ? Elles étaient en bois et elles volaient. Qui vient de rire si fort ? Maintenant les enfants n’existent plus. Depuis que la guerre a éclaté, les enfants n’existent plus sous la lune, et je ne serai jamais plus une petite fille. Vois-tu la pluie qui roule ? Quelqu’un applaudit du haut des toits de zinc, du haut de la pluie. Non, ce sont des coups de fouet, des coups de fouet et une idée fixe qui s’ouvre et se ferme comme une bouche entre les mains de grand-père. Grand-père, je comprends mieux pourquoi tu sais tant de choses, pourquoi tu as grandi et tu es devenu si vieux, avec tes rides qui te font ressembler à une grande brûlure. Attention aux ombres ! Attention ! Attention aussi au quignon de pain dur ! Personne ne s’occupe plus de tes pommes de terre. Les radis vont pourrir, les fougères aussi, et nous ne connaîtrons plus les nuits de Noël. Papa. Qui est papa ? Est-ce une fougère, est-ce une aiguille ? »

Ce qui fait que finalement, mon ressenti général sur ce roman est mitigé. J’ai le sentiment d’être passée à côté, que je n’ai pas su en saisir l’essence. C’est frustrant car j’ai vraiment aimé ce contraste entre la douceur du style très en accord avec l’innocence de l’enfance d’une part et la dureté de la guerre d’autre part. Tout comme j’ai aimé la façon de l’auteur de traiter ce thème, le père qui disparaît et laisse sa place au profit d’une guerre qui impose progressivement sa présence dans la vie de cette famille à travers de multiples détails. Le plus touchant est aussi l’abrupte prise de conscience de cette petite fille qui comprend bien qu’on lui vole non seulement les personnes qui lui sont chères mais aussi les plus douces années de sa vie.
Le ravin est donc un roman très beau malgré mes quelques réserves.