vendredi 6 septembre 2013

Spartacus - Arthur Koestler



« Nous vivons au siècle des révolutions avortées » c’est le constat d’un avocat romain au 1er siècle avant JC. L’empire romain connaît alors une grande période de désordre politique, économique et social. C’est dans ce climat troublé que Spartacus va entraîner avec lui gladiateurs et esclaves dans une révolte qui aura fait trembler Rome.
Cependant le Spartacus d’Arthur Koestler n’est pas un banal roman historique bourré d’actions et d’aventure. Il se veut plutôt une analyse et une réflexion sur le processus de la révolution, son mécanisme et tente d’expliquer pourquoi toute révolte semble être vouée à l’échec.
Bien entendu, le soulèvement opéré par Spartacus est pour Koestler un exemple de base autour duquel il construit son argumentation mais le propos s’applique de façon plus générale. S’agissant de Koestler, on pense notamment au cas de la Russie d’autant plus que Koestler profite de la légende de la Cité du soleil pour aborder le sujet du communisme et de son utopique mise en œuvre.

La démonstration est menée avec habileté. Arthur Koestler met d’abord en scène un simple fonctionnaire de l’Etat romain, un greffier de province ambitieux qui cherche les honneurs et à gravir les échelons après de nombreuses années de bons et loyaux services. Il se fait témoin extérieur des événements mais pourtant constitue à lui seul l’exemple même du citoyen moyen condamné à la médiocrité. Par le cas de ce greffier, Koestler permet une généralisation du type même du candidat à la révolte mais qui se résigne à son état.

« Car, aux débuts du monde, les dieux ont privé les hommes de la joie sereine et leur ont enseigné qu’ils devaient obéir aux interdictions et renoncer à leurs désirs. Et ce don de la résignation, qui rend l’homme différent des autres créatures, est si bien devenu chez lui une deuxième nature qu’il en use comme d’une arme contre ses semblables, d’un moyen infaillible d’oppression.
La nécessité de se résigner, de renoncer s’est, depuis les origines, si profondément ancrée dans les hommes qu’ils ne tiennent plus pour noble que l’enthousiasme de l’abnégation. Peut-être ainsi expliquera-t-on que l’humanité s’ouvre tous les jours à l’enthousiasme qui puise ses sucs dans la mort et qu’elle reste sourde à l’enthousiasme de la vie. »

Spartacus, lui, ne se résigne pas et veut recouvrer sa liberté, il refuse que sa vie soit vouée à servir de divertissement aux « maîtres romains ». Il rejette sa condition d’homme asservi courbant l’échine. Dans un premier temps, nombreux sont ceux qui le suivent. Puis la désillusion et le découragement plus que les tentatives de matage des forces romaines ont raison du mouvement. Nombreux le désertent et retournent chez leurs anciens maîtres.
Pourquoi la révolte s’essouffle-t-elle et se saborde-t-elle elle-même ?

« Il y a deux forces agissantes : le désir de changement et la volonté de conservation. Celui qui part reste attaché par les liens du souvenir, celui qui reste s’abandonne à la nostalgie. De tout temps les hommes se sont assis sur des ruines et ont gémi … »

Koestler pointe alors du doigt la frilosité de l’homme face à l’incertitude du changement. Par sa nature, il préfère un état qui lui est défavorable mais qu’il connaît à une possible meilleure situation dont il ignore tous les tenants et toutes les difficultés qu’il lui faudra affronter pour y parvenir. On sait ce qu’on perd mais on ne sait pas ce qu’on trouve.
Autre raison invoquée par l’auteur : l’étroitesse de la conception que se fait la masse de la liberté :

« Pour l’homme moderne, la liberté ne signifie qu’une chose : ne plus être obligé de travailler. »

Et Koestler d’expliquer par la bouche de Crassus comment Spartacus aurait du s’y prendre. A cette occasion le discours de Crassus n’est d’ailleurs pas sans rappeler les valeurs stakhanovistes prônées sous le régime stalinien :

« Si réellement vous aviez voulu des solutions sérieuses, vous auriez dû prêcher une nouvelle religion élevant le travail au rang d’un culte. Vous auriez proclamé que la sueur du travailleur était un liquide sacré ; que c’est uniquement dans le labeur et la souffrance, dans le maniement de la pelle, du pic ou des rames que s’affirme la noblesse de l’homme, tandis que la douce oisiveté et la contemplation philosophique sont méprisables et condamnables. »

Bref, Arthur Koestler analyse de nombreux éléments, s’arrête aussi sur l’importance du meneur de la révolte, sur son attitude et la mentalité qu’il se doit d’avoir. Il retrace le schéma type du déroulement d’une révolte incluant les querelles de partis au sein du mouvement, la scission etc… Il fait intervenir de nombreux protagonistes d’horizons différents : l’homme de religion, le philosophe, le militaire, le simple citoyen, le magistrat... Le contexte politique, économique et social est minutieusement étudié. Koestler prend d’ailleurs la peine d’écrire une postface dans laquelle il raconte la genèse du roman, son contexte d’écriture et dans laquelle il souligne l’importance qu’il a accordé à la rigueur historique dans tous les détails ( jusqu’aux descriptions vestimentaires).

Spartacus est à l’image du Zéro et l’infini, un roman d’une grande richesse où la réflexion et l’interrogation est constante. Toutefois, j’ai trouvé la première moitié assez longuette et parfois maladroite au niveau du style ( ou de la traduction ?) mais la deuxième moitié redresse la barre et compense largement tant elle pousse au questionnement. Le sujet m’intéressant particulièrement, je ne vous cache pas qu’encore une fois je suis comblée par ma lecture.

Arthur Koestler est décidément un auteur qui me plaît de plus en plus. J’ai repéré à la bibliothèque La lie de la terre ( roman autobiographique dans laquelle il relate son expérience du camp) mais aussi une biographie d’Arthur Koestler par Michel Laval, je vais donc m’empresser de les emprunter !



jeudi 5 septembre 2013

Karoo - Steve Tesich



J’espère vraiment que le phénomène de la liseuse et des e-books ne mettront pas un terme au livre papier. Comment aurais-je pu flasher sur Karoo sans accroche visuelle ? Son design épuré, naturel, tout en simplicité a tout de suite attiré mon attention parmi toutes les autres couvertures ternes ou trop colorées et souvent peu séduisantes.
Une belle couverture couleur sable en relief, du papier d’une douceur rare, bref un très bel objet très agréable au toucher, bravo aux éditions Monsieur Toussaint Louverture.
Le petit truc en plus, sur la toute dernière page : la liste des caractéristiques matérielles du livre, type de matériaux employés, type de police d’imprimerie, les dimensions :

« L’ouvrage ne mesure que 140 mm de largeur sur 195 mm de hauteur. Pourtant, la chute qu’il raconte est vertigineuse. »

Et voilà comment on achève de convaincre la lectrice que je suis de rentrer chez elle le livre en main.

Saul Karoo travaille dans l’industrie du cinéma. Son rôle est de réécrire des scénarios peu convaincants et de transformer des navets en chefs d’œuvre. Sa renommée dans le milieu n’est plus à faire, il est riche, reconnu, tout semble aller pour le mieux.
Mais Saul Karoo n’est pas ce qu’on pourrait appeler un modèle de vertu. Séparé de sa femme qu’il a trompé à de nombreuses reprises, il évite soigneusement tout contact avec son fils, ne cesse de boire, ment comme un arracheur de dents et, disons le franchement, se comporte comme un gros porc.
Jusqu’au jour où il est atteint d’un phénomène curieux : Karoo ne parvient plus à atteindre l’ivresse. Il a beau picoler comme un trou, il reste sobre. C’est toutefois grâce à cette curieuse maladie qu’il va enfin prendre conscience de son comportement odieux. Il va alors décider de se racheter une conduite, d’obtenir le pardon de ceux qui finalement comptent pour lui. Mais le destin lui refusera la rédemption et lui préférera le châtiment.

Gros coup de cœur pour ce sublime roman d’un auteur malheureusement disparu.
Pourtant je ne cache pas que je commençais à trouver la première partie un peu longue. On y fait la connaissance de Saul, de son entourage, de sa vie, de sa mentalité. Le récit, effectué à la première personne, nous permet d’accéder à ses pensées les plus intimes. Saul nous fait part de ses réflexions sur la société dans laquelle il évolue et se fait aussi son propre critique non sans humour. Saul est un personnage très cynique, il ne semble pas avoir de scrupules et prend tout à la légère. Mais Steve Tesich le fait évoluer subtilement vers la prise de conscience.
D’après les critiques que j’ai lues, beaucoup de lecteurs ont de loin préféré cette partie au reste du roman qu’ils ont trouvé plus fade. Je ne suis pas du tout de cet avis. J’ai adoré la suite du récit et son progressif glissement vers le tragique. On sent qu’il va se passer quelque chose de dramatique. J’ai essayé de deviner où l’auteur voulait m’emmener mais il a vraiment réussi à me surprendre. J’ai fini par prendre Saul en pitié, il m’a vraiment fait mal au cœur. Et lorsque le châtiment survient, l’auteur bascule de la première personne à la troisième. J’ai ressenti ça comme une distanciation punitive, une façon de symboliser le rejet de Saul, de le repousser encore plus mais aussi une manière de montrer qu’il n’est plus celui qu’il était.
Ce roman souligne à quel point les gens ont le pardon difficile et à quel point il est compliqué de faire oublier ses erreurs passées. On peut corriger un scénario de film très facilement mais lorsqu’il s’agit de la vie d’une famille il en va tout autrement.

Steve Tesich était un auteur vraiment talentueux, son texte est très bien écrit, habilement mené, bourré de réflexions intelligentes mais aussi d’humour. Une réussite complète.
Le texte original date pourtant de 1996. La France aura du attendre 2012 pour enfin le découvrir. Un autre roman de Steve Tesich semble prévu pour 2014. Je l’attends avec impatience.
En tout cas, un grand merci et encore un grand bravo aux éditions Monsieur Toussaint Louverture pour nous avoir permis de découvrir un auteur de talent.